Du métier à tisser à la prothèse vestibulaire
le 1 janvier 2014 | par Philippe Roi et Tristan GirardPar Philippe Roi(1), Tristan Girard(2)
(1)Chercheur en Sciences Cognitives, spécialisé en Archéologie Cognitive ; (2)Chercheur en Sciences Cognitives.
Relecture : Pierre Mounier-Kuhn (Ingénieur CNRS à l’Université de Paris-Sorbonne, Historien de l’Informatique. Membre Associé, Centre Alexandre Koyré-CRHST – Centre de Recherche en Histoire des Sciences et des Techniques).
Six mille ans après son invention par les Urukéens, le métier à tisser vertical, élaboré sur un schéma analogue à celui d’une cellule ciliée de type I de l’appareil vestibulaire, a évolué vers une automatisation. Celle-ci a engendré le concept de l’informatique grâce auquel il est désormais envisageable de fabriquer des neuroprothèses pour pallier les déficits des vestibules détériorés (1).
Si le métier à tisser vertical n’évolue presque pas jusqu’à la fin du 17e siècle, trois hommes – Bouchon, Falcon et Vaucanson – travaillent successivement au cours du 18e siècle à son automatisation. Vers 1804, Jean-Marie Jacquard (1752-1834) réunit les inventions de ses prédécesseurs et fabrique un métier programmé par des cartes perforées reliées les unes aux autres, que traversent ou non des tiges métalliques selon les motifs à réaliser (2). Ainsi, il met en œuvre les notions techniques de programme enregistré et de séparation des mécanismes de commande et d’exécution, qui existaient déjà sur des automates et des boîtes à musique, mais sans l’apport d’une réflexion conceptuelle qui permette de faire avancer la technique. Cette réflexion est amorcée par le mathématicien Charles Babbage (1792-1871) qui s’inspire du métier à tisser de Jacquard et invente une machine analytique capable « de résoudre n’importe quelle équation et d’exécuter les opérations les plus compliquées de l’analyse mathématique » (3). Ce projet très complexe est mal géré et Babbage finit par lasser financiers et techniciens. À sa disparition, il laisse l’idée d’une architecture mécanique, le calculateur programmable, avec une unité d’entrée, une unité arithmétique et logique, une unité de stockage, une unité de sortie et une unité de commande. Cette idée va inspirer plusieurs inventeurs jusqu’au milieu du 20e siècle, époque à laquelle l’électronique transformera ce type d’architecture. Entre-temps, à la fin du 19e siècle, l’électricité permet d’augmenter la vitesse des machines mécaniques et de leur donner plus de souplesse d’emploi. L’ingénieur américain Herman Hollerith (1860-1929) invente une machine mécanographique pour effectuer des statistiques, qui s’inspire du calculateur de Babbage. Elle exploite des cartes perforées de 12 cm sur 6, regroupant les 210 cases nécessaires pour enregistrer toutes les informations du recensement de la population américaine en 1890. Les informations sont codées, sur le mode oui-non, sous forme de trou ou d’absence de trou dans chaque colonne de la carte. Quand une carte passe dans la machine, chaque trou établit un contact électrique qui permet à la fois de comptabiliser l’information et d’aiguiller la carte vers des boîtes de tri. Ainsi équipés, les agents chargés du dépouillement effectuent leur tâche en deux ans et demi au lieu de huit pour le recensement précédent. Le succès de cette machine incite son inventeur à quitter l’administration américaine pour fonder en 1896 la Tabulating Machine Company. Celle-ci sera rebaptisée, en 1924, IBM – International Business Machines Corp. IBM occupe un marché qu’elle dominera longtemps, bien qu’apparaissent des concurrents, comme Powers ou la Compagnie des Machines Bull, qui développent des technologies comparables.
Peu avant la Seconde Guerre mondiale, les Américains Howard Aiken et Georges Stibitz conçoivent des calculatrices à base de relais électromécaniques, mais c’est en 1945 que Presper Eckert et John Mauchly réalisent la première grande calculatrice électronique dévoilée au public. L’ENIAC – Electronic Numerical Integrator And Computer – est un énorme système de trente tonnes occupant un espace de 170 m², qui ne pourrait rivaliser aujourd’hui qu’avec une humble calculatrice de poche. Ces ingénieurs tirent les leçons de l’expérience en discutant avec le mathématicien John Von Neumann (1903-1957) : l’électronique révèle des défauts hérités de l’architecture mécanique. La solution réside dans le concept de programmes enregistrés, plus exactement de programmes et de données enregistrées sous forme électronique dans la mémoire interne de la machine et non plus sur un support matériel. Ce concept est assez convaincant, malgré les difficultés qu’il implique, pour entraîner à sa suite de nombreux savants et ingénieurs à travers le monde, qui s’attellent à sa mise en œuvre. Les premiers ordinateurs entreront en fonction autour de 1950, en Angleterre et aux États-Unis. L’industrie informatique suit très rapidement, IBM en tête. L’architecture de Von Neumann est encore celle des microprocesseurs actuels. Cependant, si la structure des machines reste stable durant 60 ans et si l’industrie n’évolue que progressivement, une véritable révolution va transformer les composants électroniques. En deux décennies se succéderont les tubes électroniques, les transistors et les circuits intégrés dont les microprocesseurs sont les plus perfectionnés (4).
Le premier microprocesseur est inventé en 1972 par la société américaine INTEL et permet aux Français André Truong et François Gernelle de concevoir le premier micro-ordinateur, baptisé MICRAL, commercialisé dès 1973 (5). Il ne possède ni écran, ni clavier et les entrées se font par commutateurs, tandis que l’affichage s’effectue par voyants. À partir de 1975, d’autres micro-ordinateurs apparaissent, comme l’ALTAIR de la société américaine MITS qui utilise un compilateur de langage Basic rédigé par deux étudiants : Bill Gates et Paul Allen. En 1977, Stephen Wozniak et Steven Jobs réalisent l’APPLE IIe, premier micro-ordinateur équipé d’un clavier et d’un écran, pouvant en outre recevoir des extensions grâce à ses connecteurs incorporés (6). Il est bientôt suivi du LISA et, en 1984, du MACINTOSH. Entre-temps, IBM réalise l’importance de la micro-informatique et construit un ordinateur en moins d’un an, en assemblant des composants standards disponibles sur le marché. Cet « IBM PC » – Personnal Computer – présenté en 1981, s’impose comme un standard. Son clonage à outrance permet de réduire ses coûts de production et son prix de vente. Son architecture ouverte offre à divers constructeurs l’occasion de proposer une multitude de cartes internes et de périphériques. Le grand public est peu à peu séduit et le PC s’impose dans les foyers, ouvrant la porte aux médias numériques.
Aujourd’hui, le marché de la micro-informatique dépasse celui de toutes les catégories d’ordinateurs réunies. On comptait en 2010, un milliard et demi de micro-ordinateurs dans le monde. Devenus portables, ils ont envahi tous les secteurs d’activité. Les microprocesseurs se sont répandus parallèlement dans toutes les industries. Leur miniaturisation permet désormais de les intégrer dans le corps humain sous forme de neuroprothèses, autrement dit de prothèses pouvant se substituer partiellement au système nerveux ou aux organes des sens afin d’en assurer certaines fonctions. Sur la base de différentes études épidémiologiques, il est établi que l’opportunité de restaurer un vestibule affaibli ou détruit est une option thérapeutique d’avenir pour restituer la fonction de contrôle de l’équilibration. Les récentes avancées dans l’optimisation des microprocesseurs et autres systèmes électroniques rendent aujourd’hui possible ce défi. Des universités ont mis au point des processeurs miniaturisés capables de piloter des gyroscopes et accéléromètres linéaires et angulaires qui imitent le fonctionnement des détecteurs vestibulaires (7).
NOTES
(1) Shkel, A.M.; Zeng, F.G. (2006) Constandinou, T.G. et al. (2007) Golub, J.S. et al. (2011).
(2) Segal, J. (2003) Bell, T.F. (2010) Essinger, J. (2007).
(3) Morrison, P. Morrison, E. (1961) Bubbey, J.M. (1978).
(4) Lilen, H. (2003).
(5) Lilen, H. (2003) Miller, F.P. et al. (2010).
(6) Dormehl, L. (2012).
(7) Clark, B.; Stewart, J.D. (1968) Benson, A. et al. (1989).
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TABLE DES ILLUSTRATIONS
Illustration de la ‘page à la une’ : Infographie Girard, T. (gauche) Maquette de la mécanique Jacquard. © Musée des arts et métiers. (droite) Prothèse vestibulaire implantable. Nucleus® Vestibular implant. Neuro TechZone. Avec l’aimable autorisation de Pikov, V. HMRI. Composition © 2013. La Théorie Sensorielle.
1) (à gauche) © Musée des arts et métiers. (à droite) © Science Museum / Science & Society Picture Library. Figure © 2013. La Théorie Sensorielle.
2) Documentation IBM. Courtoisie de la firme. Figure © 2013. La Théorie Sensorielle.
3) (à gauche) U.S. Army Photo, from K. Kempf. (en haut à droite) A) Premier microprocesseur Intel. Lilen, H. 2003 ; B) Apple IIe. (en bas à droite) A) L’IBM-PC. Courtoisie de la firme ; B) Space Cut. © Shimafuji Electric Inc. Courtoisie de la firme ; C) Apple. Courtoisie de la firme. Composition © 2013. La Théorie Sensorielle.
4) A et B) Girard, T. d’après Shkel, A.M. et al. 2002. Feasibility Study on a Prototype of Vestibular Implant using MEMS gyroscopes. P 1526. Fig 1. © 2013. La Théorie Sensorielle.
© 2013. La Théorie Sensorielle.